Le port de Tulcea s'efface peu à peu à mesure que l'embarcation s'éloigne sur les eaux du Danube. Le voyage dure deux heures avant d'atteindre la petite cité de Sulina, située à l'extrémité méridionale du delta, au bord de la mer Noire. Le voyageur a ici l'impression d'avoir atteint le bout du monde. Il y a 2 000 ans, l'Empire romain y avait fixé sa frontière orientale. Puis au XIXe siècle, Sulina était devenue le siège de la Commission européenne du Danube.
Si le delta du Danube est le théâtre d'une petite guerre au sujet du cheval sauvage, Bucarest connaît le même type de conflit avec ses chiens errants.
Tout comme les chevaux du delta, les chiens de la capitale roumaine ont été abandonnés en masse dans les années 1980, lorsque le dictateur Nicolae Ceausescu a fait démolir la moitié des maisons de Bucarest pour construire des immeubles collectifs.
En 2001, Bucarest comptait environ 200 000 chiens, que la mairie a décidé d'euthanasier.
L'adhésion de la Roumanie à l'Union européenne, en 2007, a obligé le pays à abandonner cette politique d'extermination. Depuis, les chiens vagabonds se sont à nouveau multipliés. La ville en compterait actuellement près de 100 000. La préfecture envisage à nouveau de les exterminer, mais, jusqu'à présent, elle s'est heurtée à l'opposition farouche des associations de défense des animaux.
Ce faste appartient à un lointain passé. L'avènement du communisme au lendemain de la seconde guerre mondiale a donné un coup d'arrêt au développement. "On n'a même pas été capables de construire un petit pont pour traverser le fleuve", se plaint Stefan Raileanu, médecin vétérinaire passionné par les chevaux sauvages du delta.
Et ces chevaux sont sur l'autre rive du fleuve, dans la partie sauvage du delta. Ils sont environ 4 000 à vivre en liberté et à avoir pris au fil des années possession de zones naturelles hautement protégées. Depuis 1991, le delta du Danube est classé au Patrimoine mondial de l'Unesco. Avec ses centaines de lacs, des milliers de kilomètres de canaux, de vastes étendues de forêts et d'immenses plaines de joncs, le delta offre un refuge à des milliers d'oiseaux migrateurs et abrite une flore unique à bien des égards.
Mais la présence des équidés est devenue un sujet de discorde. "Il suffit que ces chevaux s'installent quelque part, et le lendemain, le terrain ressemble à un stade de football après deux matchs de suite sous la pluie, explique Viorel Rosca, le directeur du Parc naturel de Macin. Ils sont impitoyables. Il y a des espèces de fleurs qui disparaissent après avoir mis très longtemps à se développer. Bientôt, ces forêts uniques au monde ne seront plus qu'un souvenir. Il faut absolument qu'ils partent pour protéger le delta."
L'Institut national du delta du Danube a une autre vision des choses. "Nous devons trouver une solution pour ne pas briser ce phénomène nouveau dans le delta", affirme son directeur, Romulus Stiuca. Mais, jusqu'à présent, faute de moyens financiers, les autorités locales ne sont pas parvenues à organiser le cantonnement des animaux dans des espaces aménagés.
"Ils bouffent nos forêts"
L'histoire de ces chevaux sauvages remonte à la chute du régime communiste qui, il y a vingt ans, a entraîné l'effondrement économique du pays. N'ayant plus de quoi nourrir leurs chevaux, les paysans du delta les ont alors abandonnés dans les forêts. Les nouvelles générations de chevaux sont devenues aussi sauvages que leurs ancêtres.
De temps à autre, les paysans les chassaient pour les vendre à des sociétés italiennes intéressées par leur viande. Mais ce commerce a cessé en 2008 lorsque les vétérinaires constatèrent qu'ils étaient atteints d'anémie infectieuse. Cette maladie leur a sauvé la vie.
Dans le village de Letea, les pêcheurs ne semblent pas se préoccuper du sort des chevaux, même s'ils reconnaissent leur utilité. "Ici, si tu n'as pas une barque et un cheval, tu n'es pas un homme, affirme le vieux pêcheur Vladimir Nistor. Mais les chevaux sauvages, qu'ils aillent au diable ! Moi, je dis qu'il faut tous les tuer, ils bouffent nos forêts." Les enfants du village, eux, ne sont pas de cet avis. Le culte du cheval reste très présent dans ces contrées où les cavaliers montent sans selle avec une aisance qu'on ne rencontre plus qu'en Mongolie.
Mais les chevaux sauvages ne sont pas faciles à attraper. Regroupés dans les zones marécageuses, ils fuient très vite à la vue de l'homme. Le vétérinaire Stefan Raileanu, qui les surveille depuis des années, a appris à les approcher. Il marche pendant des heures dans les marécages, de l'eau jusqu'à la poitrine. C'est un parcours du combattant, mais le jeu en vaut la chandelle. "Regardez-les ! C'est un spectacle unique en Europe. Les villages sont désertés par la population qui part dans les villes et, peu à peu, les chevaux prennent leur place", dit-il tout bas en découvrant une harde de plusieurs centaines de bêtes.
Le vétérinaire reste de longs moments dans l'eau, à l'ombre des roseaux, pour contempler ces chevaux qui semblent être là depuis la nuit des temps. "Ils ne se laissent pas attraper, ils sont prêts à donner leur vie pour conserver leur liberté", met en garde M. Raileanu. Au coeur du delta du Danube, le cheval tient encore tête à l'homme.
Mirel Bran